CHAPITRE VIII
Il est frappant de noter que, jusqu’à la dernière seconde, Jorge n’avait eu aucune prescience de l’ultime et cependant très logique implication de la théorie du courant métatemporel. Le Temps se déplaçait, soit, mais le phénomène ne se déroulait que dans l’espace intergalactique, les galaxies elles-mêmes étaient comme des îles immobiles au milieu d’un fleuve infini, elles ne bougeaient pas; à l’intérieur de leur ellipse ou de leur spirale les lois einsteiniennes continuaient à s’appliquer et les horloges à battre imperturbablement la seconde. Sa compréhension n’avait pas été plus loin et c’était au fond une attitude écocentrique très naturelle : sur les autres mondes il pouvait arriver n’importe quoi, le sien, celui qui était son territoire et son refuge, devait demeurer inchangé. Et pourtant les conséquences des « hypothèses théodoriennes » étaient évidentes : on avait remonté le fleuve pour atteindre en me semaine un point situé trois siècles dans le futur, quand on le redescendrait, on dériverait avec lui dans la même vague du temps, une vague qui déferlerait sur l’univers des Terriens lorsque ceux-ci auraient eux-mêmes vieilli de trois cents ans...
— Il n’y a aucun moyen d’aller plus vite que le courant pour regagner notre époque avant qu’elle soit engloutie dans le passé?
— Peut-être dans un autre continuum d’ordre supérieur, seulement dans l’état actuel de nos connaissances, ce milieu nous est totalement inaccessible.
Wolan empoigna une bouteille à demi pleine, acheva de la vider d’un trait.
— Trois siècles... murmura-t-il. C’est assez ennuyeux mais il y a tout de même une compensation : Sandra sera probablement morte ou bien elle sera si vieille que son venin sera devenu inoffensif.
— Si tu appelles ça une consolation ! fit Ava en entrant dans le jeu. De toute façon nous aurons été portés disparus et rayés des cadres d’un Trust auquel nous n’aurons par ailleurs plus rien à offrir car ils auront eu le temps de mettre au point la métallurgie de l’osmium. Dépourvus à la fois de ressources et de relations, comment nous procurerons-nous une planète pour installer la nouvelle heewig?
— Ce sera peut-être plus facile que tu ne crois. Le sort de toutes les civilisations est de mourir un jour, il n’y a aucune raison qu’il n’en aille pas de même pour la nôtre. Si elle est encore là aujourd’hui, nous referons le voyage aller et retour autant de fois qu’il le faudra pour atterrir finalement au début d’un nouveau cycle, quand nos concitoyens seront en train de repartir du stade Cro-Magnon. Nous apparaîtrons comme un cortège de dieux tout-puissants et nous régnerons sur eux.
— Vous êtes étonnants! fit Rann. Vous venez d’apprendre que vous avez tout perdu, que vous ne reverrez jamais les amis et les êtres chers que vous avez laissés là-bas et vous trouvez le courage de plaisanter!
— Devrions-nous sangloter? sourit Ava. Pour commencer, ils sont toujours vivants. C’est seulement nous qui allons vivre trois cents ans de plus par rapport à eux. De notre point de vue, notre situation est beaucoup moins tragique que la vôtre, car nous rencontrerons en tout cas les descendants de ceux que nous avons laissés, tandis que vous, vous n’avez pu retrouver personne. Si nous ironisons en ce moment sur notre sort commun, c’est surtout pour t’entraîner à réagir aussi. Eeyo est toujours là en orbite au-dessus de nos têtes et même si ta race est réduite à quelques centaines, elle ne s’est pas éteinte. Ce sont les plus jeunes et les plus saines que tu avais emmenées avec toi dans ton aventure, tu as donc opéré une sélection qui portera ses fruits, que ce soit hier ou demain. Ici ou ailleurs, qu’importe? Nous rebâtirons ensemble un monde à nous.
— Ta confiance est contagieuse, je commence à renaître à l’espoir. Mais tu as bien dit « nous»?
— Évidemment! Un contrat est un contrat, même si nous n’avons pas encore eu le temps de le rédiger dans les formes légales. D’après les clauses librement acceptées, notre apport consiste à aider Heewig à fonder une nouvelle installation et à participer à cette fondation. Ça tient toujours...
— Sans compter, ajouta Wolan, que si je suis condamné à ne plus revoir les petites amies que j’avais un peu partout au travers de trois constellations, je ne tiens nullement à perdre par-dessus le marché celles que je me suis faites ici.
— Je ne sais vraiment plus que dire... fit Rann en se décidant à sourire. Vous devriez m’accabler de reproches, me haïr, car enfin tout est de ma faute! Si je n’avais pas été vous chercher dans votre galaxie, si j’avais eu l’honnêteté de parler avant de vous entraîner à votre insu au travers de l’océan, vous auriez continué à poursuivre votre existence normale au milieu de vos frères et de vos sœurs de race alors que je vous ai séparés d’eux à tout jamais!
— Si tu avais tout dit dès notre première rencontre, cela n’aurait rien changé, nous aurions de toute façon accepté le voyage, nous l’aurions même exigé si tu avais hésité : être les premiers de notre civilisation à franchir l’abîme entre les nébuleuses, c’était une occasion à ne pas laisser passer. Quant au décalage temporel qui s’ensuivit, tu ne le soupçonnais pas plus que nous et les divinités du Cosmos sont seules responsables. Les choses étant désormais ce qu’elles sont et ce qui est fait étant fait, il ne nous reste plus qu’à continuer à vivre. Les règles de la Tragédie antique voulaient que les protagonistes s’entr’égorgent et versent ensuite des torrents de larmes, en quoi cela arrangeait-il les choses?
— La tragédie est pourtant bien réelle! s’exclama Ogounh.
— Où la vois-tu? Pour autant que nous sommes en droit de le penser, personne n’a péri de mort violente dans ce drame temporel, les Heewigiennes ont vécu leur cycle de vie normal et la population de la Cité ne s’est éteinte qu’en fonction des lois naturelles qui présidaient à son destin : l’inéluctable décroissance démographique de génération en génération. De même, si nous retournons chez nous, nous n’aurions pas plus de raison de nous désoler sur le sort de ceux qui auraient été nos contemporains que sur celui de nos ancêtres de l’âge de la pierre polie. Chacun aura vécu normalement, chacun sera mort normalement, où est le drame?
— En nous! jeta Rann’dji avec une sorte de violence.
— En nous? émit doucement Jorge. Tu es sûrement une grande reine, mais pour le moment la logique n’est pas ton fort. Nous avons cessé d’appartenir au passé parce que nous sommes entrés dans l’avenir et il n’existe pas d’autre réalité. Grâce à toi et grâce à Eeyo, Heewig existe encore alors que sans les promenades de l’astéroïde, elle serait vraiment totalement morte, toi y compris. Tu n’as peut-être pas sauvé tes contemporaines comme tu le voulais mais tu as réellement sauvé ta race! Ne pleure pas des filles mortes depuis des siècles, occupe-toi de permettre à celles qui sont encore vivantes de continuer à vivre et à procréer! N’ai-je pas raison, Shô? ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme qui était jusque-là demeurée silencieuse à ses côtés.
— Mille fois raison, mon amour. Moi aussi, comme Rann’dji, j’ai connu des minutes de désespoir mais à partir du moment où Ava a dit que nous ne nous quitterions pas et que je serais donc toujours à toi, je savais que tout irait bien et que nous ressusciterions ensemble ce que j’avais un instant cru perdu. Non, je me trompe, ce que nous créerons sera bien mieux que ce qui était et non seulement parce que l’expérience nous aura appris les erreurs du passé mais aussi parce que... Peu importe d’ailleurs, l’heure n’est pas plus aux spéculations hypothétiques qu’aux vains regrets, elle est aux problèmes immédiats. Où allons-nous nous installer et bâtir notre demeure?
— La sagesse parle par la très charmante bouche de cette jeune Noble Dame, approuva Wolan. Rien ne presse, bien entendu, mais il faudra bien tôt ou tard en venir là : où sera la nouvelle Heewig? Personnellement, je ne vois que quatre possibilités.
— Quatre? fit Ava. Moi, je veux bien... Mais vas-y de ton exposé, nous sommes prêts à écouter la voix du plus important d’entre nous
— par ses dimensions et le poids de sa viande bien entendu.
— Premièrement, enchaîna le Sirien sans s’émouvoir, il y a Eeyo. C’est la moins fatigante, puisque l’habitat y est déjà complètement installé et le noyau de la future population en place. Mais, en dehors du diorama-tridi, ça manque un peu de véritable horizon.
— Et ensuite, fit Jorge, on se retrouvera dans les conditions de grégarité et de claustration dont souffrait justement la Cité, nous en connaissons les conséquences. L’astéroïde peut jouer un rôle transitoire, celui de l’éprouvette dans un laboratoire génétique, mais une race humaine ne peut se développer qu’à l’échelle planétaire et même stellaire.
— Objection prévue et acceptée. Deuxièmement, on peut revenir au projet initial : une colonisation dans le cadre périphérique de notre Fédération. Mais nous ne pouvons prévoir ce que celle-ci sera devenue quand nous y arriverons. Serons-nous accueillis à bras ouverts ou au contraire considérés comme de dangereux envahisseurs et repoussés avec pertes et fracas? Tu te vois en train d’expliquer que nous sommes bien leurs frères, que nous avons été juste faire un petit tour de trois siècles et que nous revenons reprendre notre place en leur disant : « Poussez-vous un peu, nous rapportons avec nous un harem de cinq cents jeunes beautés extragalactiques auxquelles nous avons bien l’intention de faire quelques millions d’enfants?»
— Evidemment, ça pourrait créer quelques remous. La troisième proposition?
— Elle découle de la seconde. Tant qu’à faire un saut dans l’inconnu, faisons-le franchement. Modifier les coordonnées de départ, se retrouver dans un autre amas et y chercher fortune. De toute façon et n’importe où que nous allions, nous serons des étrangers mais la probabilité devient quand même assez faible que nous émergions au milieu d’une civilisation évoluée au même stade que les nôtres — ça s’est produit une fois pour la tentative de Rann’dji, ça m’étonnerait beaucoup que ça recommence. On se trouve une jolie petite planète vierge en se fichant éperdument de savoir si on est en avance ou en retard sur le calendrier et on joue les parfaits pionniers.
— Sans matériel suffisant et sans possibilité d’aide extérieure. Ça se défend mais ça n’est vraiment pas l’idéal parce que, quoi que nous fassions, nous subirions une régression et nos arrière-petits-enfants, fatigués de couper de gros arbres pour défricher les champs et construire des maisons, finiraient par trouver plus simple de grimper dessus et manger des bananes en se balançant au bout de leur longue queue préhensile. Quel est le quatrième objectif?
— Rester tout bêtement ici. Heewig est redevenue habitable. L’atmosphère s’est régénérée, les facteurs de pollution ont été éliminés par neutralisation, fixation ou dispersion, le cycle de l’eau doit également s’être rééquilibré et si les oiseaux ont pu réapparaître, la vie animale dans son ensemble a sûrement repris aussi son développement. D’autre part elle a déjà été cultivée dans le passé, la nouvelle végétation qui s’est reformée est récente et n’a pas encore atteint le caractère d’inextricabilité d’une forêt vierge, le sol peut être facilement dégagé, des canaux d’irrigation rétablis, les ruines d’anciennes exploitations agricoles rebâties à l’aide de leurs propres matériaux... C’est la solution la plus facile dans l’immédiat.
— Mais, rétorqua Ogounh, cela veut dire qu’en ce qui vous concerne vous accepteriez d’être exilés de votre propre galaxie?
— Exilés? Nous sommes nés sur trois planètes différentes séparées les unes des autres par des dizaines d’années-lumière. Nous sommes issus de trois races galactiques qui ont évolué indépendamment pendant des centaines de millénaires. Nous avons vécu en compagnie d’autres races non moins diverses et tu supposerais qu’un complexe de patriotisme ait pu se développer chez nous? La nostalgie du village natal... Notre vrai monde, c’est notre vaisseau, nous sommes chez nous partout où il se trouve, tandis qu’au contraire, il n’en va pas de même pour vous : vous n’avez jamais connu qu’un seul territoire — Eeyo ne compte pas, il n'est qu'une extension construite à la même image. Ici, vous ne vous heurterez pas à des problèmes de réadaptation et nous non plus puisque nous nous sommes déjà intégrés à vous et que par surcroît nous appartenons ensemble à une époque qui n'est plus d'un monde ni de l'autre, mais du nôtre. Et puis, si un jour l'envie nous prend d'aller revoir nos bons vieux paysages, nous n'en sommes pas à quelques années près puisque de toute manière, là-bas, nous serons morts depuis trois siècles.
— Tout ce que tu viens de dire est profondément logique, fit Rann, c'est sans aucun doute ici qu'une nouvelle implantation sera la plus aisée. Nous connaissons déjà la topographie et les ressources et ce ne serait qu'un nouveau départ dans un cadre familier. Cependant la pensée que j'ai exprimée tout à l'heure continue à m'obséder. Je me sens mal à l'aise à l'idée de me remettre à vivre sur une terre où mes sœurs ont péri jusqu'à la dernière. C’est la maison des mortes et leurs fantômes y errent peut-être toujours... Je sais que c’est une stupide puérilité, je dois me montrer raisonnable, je dois comprendre que toute autre solution nous entraînerait vers un inconnu plein d’aléas imprévisibles. Mais j’ai peur...
— C’est le spectacle de ta Cité détruite qui agit ainsi sur toi, répondit Ava. Il est bien certain qu’il faut changer de cadre, ne plus avoir devant tes yeux la vision de ton passé englouti. Avant de prendre une décision définitive, je suggère de gagner un site différent, de passer par exemple au-delà de cette chaîne de collines à l’est. Pendant la descente, j’y ai aperçu une vallée qui m’a paru assez attrayante avec une petite rivière au milieu. Nous étudierons ses possibilités, nous effectuerons quelques reconnaissances alentour, nous analyserons la fertilité du sol et, si nous la trouvons suffisamment hospitalière, nous verrons si tes craintes se calment et si on peut y amener le reste de notre petit peuple. Es-tu d’accord?...
***
Étant donnée l’heure déjà avancée, le déplacement de l’Erika n’eut lieu que le lendemain matin. Théodore s’était chargé de déterminer exactement le nouveau point d’atterrissage en partant des images enregistrées automatiquement pendant la première descente; il avait localisé un grand espace découvert et plat situé en bordure de la rivière signalée par la Centaurienne, des ruisseaux se dessinaient aussi au voisinage, assurant les ressources en eau potable. Le terrain, orienté au sud-est et abrité des vents dominants par les crêtes des collines, s’avérait de prime abord propice à la construction d’un village dont la jeune forêt environnante fournirait les matériaux et, de plus, des traces quasi imperceptibles et visibles seulement à la verticale démontraient qu’il y avait eu là autrefois des champs cultivés — le sol pourrait facilement être à nouveau retourné pour recevoir les semences conservées dans l’astéroïde. Les ruines ensevelies sous les débris du dôme étaient à plus de trente kilomètres de là, complètement masquées par les plissements des contreforts, l’aura maléfique cessait de se faire sentir et Rann’dji elle-même, en foulant l’herbe émaillée de fleurs multicolores, éprouvait l’impression d’aborder un monde inconnu. Le dépaysement aurait pu être plus grand encore, on aurait pu chercher le nouvel asile aux antipodes mêmes de la planète, mais Jorge et Ogounh étaient tombés d’accord pour ne pas trop s’éloigner de l’emplacement de la cité morte en prévoyant que l’on pourrait tirer de ses décombres quantités de matières utiles à l’édification du nouvel habitat : pierres de construction, poutrelles de métal, tuyauteries et même certaines parties d’équipement ménager ou industriel susceptibles d’avoir résisté aux injures du temps. Avec l’aide de tout ce que contenait déjà Eeyo et aussi celle des puissantes sources d’énergie renfermées dans les flancs de l’Erika et des trois nefs de bronze, toutes les étapes seraient vite franchies. Une nouvelle ville surgirait bientôt du sol.
L’exploration du secteur commença. Pour débuter une première reconnaissance des abords immédiats simultanée avec les indispensables analyses des éléments constitutifs du milieu, puis on passa à l’examen systématique des facteurs écologiques du territoire environnant — on abordait déjà la prospective de la future installation.
Cette progressive prise de possession du site aurait pu s'effectuer par équipes séparées rayonnant à partir du point central et aurait ainsi demandé un minimum de temps, mais cette division du travail ne fut pas envisagée. Dans toutes leurs allées et venues les six compagnons demeurèrent constamment ensemble et cette instinctive grégarité découlait logiquement des circonstances particulières de l'aventure. Du point de vue d'une pure prospection un groupe de trois aurait suffi : Ava en tant que naturaliste, Jorge comme minéralogiste, Ogounh représentant le guide aborigène capable de rattacher les observations actuelles aux repères du passé. Wolan aussi avait un rôle à jouer, non en sa qualité de sémanticien, mais plus simplement en raison de sa force herculéenne : il n'avait certainement pas son pareil pour dégager les anciens chemins des broussailles et des éboulements qui les avaient effacés et rendus peu praticables. Ce n'était pas seulement depuis trois siècles que toute activité avait cessé dans cette vallée mais plutôt depuis quatre, il fallait ajouter au décalage intergalactique la période de pollution croissante qui avait obligé les Heewigiennes à quitter les campagnes pour se réfugier dans le microclimat du dôme de cristal-plastique, l'agonie de la terre avait précédé celle de la Cité.
Restaient donc Rann et Shô en surnombre pour cette phase préparatoire à l'installation, la première parce que sa fonction de reine était celle d’une administratrice et qu’il n’y avait encore rien à administrer, la seconde parce qu’on était encore loin du moment où la biologie expérimentale devrait jouer sa partie dans l’adaptation au milieu. Mais elles se refusaient énergiquement à rester seules pendant que les autres excursionnaient. Rann’dji n’était pas psychopathe, cependant elle ne parvenait pas à effacer complètement ses premières terreurs morbides, une peur larvée demeurait en elle, la solitude lui était insupportable même sous la protection de la coque invulnérable du vaisseau. Pour ce qui était de Shô, le problème ne se posait pas : elle se refusait à quitter Jorge.
— Normalement, avait observé ce dernier, nous sommes censés nous comporter en pionniers. Notre point d’atterrissage constitue une première base à partir de laquelle nous rayonnons, mais certains d’entre nous doivent demeurer sur place, précisément pour matérialiser cette base.
— Je me représente très bien ce que tu veux dire : un personnel fixe chargé d’assurer la défense éventuelle du camp et en outre de préparer le repas que dévoreront les explorateurs quand ils rentreront épuisés au terme de leurs longues journées. Seulement, l’Erika ne risque rien puisque Théodore est là avec ses moyens de surveillance et de protection et, pour ce qui est de remplir son estomac, le robochef et son nutri-synthétiseur s’en occupent mieux que nous. Si tu tiens à ce que des Serves dociles t'attendent patiemment à la maison en récurant des casseroles et en brodant les napperons de ton petit déjeuner, va les chercher dans Eeyo.
Le groupe était donc indivisible et tous ses membres participaient en commun à l’étude des lieux. Ces reconnaissances destinées à confirmer l’habitabilité du site comme à déterminer le plan d’installation n’exigeaient du reste pas de grandes dépenses physiques. Ce n’étaient que de longues promenades en terrain varié sans obstacles sérieux. L’air était pur, la température très supportable et, sauf quelques averses occasionnelles, le temps demeurait au beau. L’équipement ne manquait pas, les soutes de l’Erika contenaient tout le nécessaire en vêtements de brousse et en matériel léger d’analyse ou de sondage permettant d’obtenir rapidement et sans effort des relevés d’une grande précision. Bien entendu, les promeneurs étaient armés, car dans le passé, la faune de Heewig avait comporté quelques espèces prédatrices de bonne taille et on pouvait craindre que certaines d’entre elles aient survécu pour se développer d’autant mieux que leur ennemi numéro un, l’homme, n’était plus là pour leur interdire son territoire. Effectivement, quelques spécimens analogues à des félins furent aperçus et l’un d’entre eux fut même abattu par Shô qui se révéla en cette occasion douée d’excellents réflexes et d’une redoutable précision dans le tir, mais à aucun moment cette sorte de danger ne s’avéra menaçant, Ces animaux paraissaient avoir conservé une terreur atavique de la bête verticale et s’enfuyaient à son approche.
Le cinquième jour, une expédition un peu plus lointaine — une demi-douzaine de kilomètres — fut décidée. Comme d’habitude, les itinéraires étaient déterminés en fonction de la série de clichés enregistrés pendant la descente et formant la seule documentation générale du secteur. Aucun des trois Heewigiens présents ne s’était jamais aventuré aussi loin de la Cité étant donné que le degré de pollution était déjà trop élevé avant la naissance de la plus âgée d’entre eux, Rann ; la région dans laquelle ils évoluaient maintenant leur était tout aussi inconnue qu’à leurs camarades de la Galaxie. Ce n’était donc que par l’intermédiaire des photos qu’ils avaient constaté que, plus haut dans la vallée, se trouvait un petit lac dont le trop-plein se déversait d’ailleurs dans la rivière au bord de laquelle la nef s’était posée, et la réserve d’eau ainsi constituée par le profil naturel du thalweg était intéressante à reconnaître. Elle pouvait jouer un rôle important non seulement pour l’alimentation et l’irrigation mais encore en tant que source d’énergie quand les générateurs des vaisseaux et de l’astéroïde commenceraient à s’épuiser et en attendant la renaissance d’une nouvelle ère technologique. On se mit donc en route au petit matin et, après deux bonnes heures de progression au travers de fourrés nettement plus denses aux abords du cours d’eau, on atteignit le palier supérieur. Dans la dernière partie du trajet, au-delà du barrage naturel formé par l’avancée des contreforts, la marche devint plus facile, les vestiges de l’ancien chemin se révélèrent plus dégagés, on aurait presque pu croire que, dans cette large cuvette qui s’ouvrait maintenant devant eux, des conditions particulières avaient joué pour ralentir la dégradation de l’ancienne topographie et la préserver dans une certaine mesure en dépit de la nouvelle expansion végétale. Le lac aux eaux claires et transparentes se révéla bientôt dans son entier; une première clairière apparut, bordée sur sa droite d’une frange rocheuse dominant l’eau de quelques mètres, puis une trouée qui sinuait entre les troncs et qui était presque un vrai sentier et enfin un second espace dégagé beaucoup plus grand, une prairie verdoyante terminée en pente douce par une plage de petits graviers polis par l’érosion. Wolan qui, comme toujours, marchait en avant, s’arrêta après quelques dizaines de pas dans l’espace découvert et Rann qui le suivait de près poussa une exclamation.
— Mais ce cadre est merveilleux! Beaucoup plus beau que celui d’en bas... Pourquoi n’établirions-nous pas l’installation ici? Elle serait tout à fait semblable à celle d’Eeyo avec les mêmes pentes boisées au-dessus du même lac et cette fois ce ne serait plus une simple piscine prolongée par un diorama artificiel. N’es-tu pas de cet avis?
Le Sirien demeurait immobile et paraissait complètement insensible à la beauté du cadre, il avait penché la tête et fixait le sol d’un air méditatif.
— Que regardes-tu avec cette mine renfrognée? questionna Ogounh qui approchait à son tour.
— Oh ! peu de chose, répondit doucement le géant. Un tout petit détail, là, au pied de ce bout de rocher en contrebas. Les restes d’un feu qui n’est certainement pas éteint depuis trois siècles...
Wolan ne s’était pas trompé et, en suivant la direction de son regard, ses compagnons stupéfaits le constatèrent à leur tour. Le sol avait été creusé pour former un foyer entouré de pierres noircies et rempli de cendres et de tisons charbonneux, quelques branches sèches traînaient à côté et tout autour l’herbe était foulée. Un feu. Un feu construit et allumé par des êtres humains, qui d’autre en eût été capable? Cette découverte était pour les six un véritable coup de massue, ils se serraient instinctivement les uns contre les autres, hypnotisés par l’impossible vision. La Cité n’était-elle pas morte et logiquement morts aussi tous ceux qu’elle avait abrités? Il n’y avait plus, il ne pouvait plus y avoir d’autres êtres intelligents à la surface de la planète que ceux qui venaient d’arriver maintenant en émergeant du fleuve du Temps...
— Quelques-unes auraient réussi à survivre et à procréer une nouvelle descendance? s’exclama Rann. Oh! il faut absolument les retrouver, je veux les voir, leur dire que les espoirs anciens se sont réalisés, que nous allons pouvoir ensemble reconstruire le monde perdu !
— Attention, fit Jorge, n’allons pas trop vite. Si ce sont bien des rescapées de ton peuple, trois cents ans se sont écoulés et beaucoup de choses ont dû se passer, la prise de contact peut réserver des surprises...
L’avertissement venait trop tard. Brusquement, des clameurs suraiguës éclatèrent derrière eux, des dizaines de silhouettes noires surgirent des arbres qui entouraient la pointe de la clairière, bondissantes, hurlantes, brandissant des arcs et des massues. Une volée de flèches s’abattit immédiatement suivie d’une seconde. Heureusement, le désordre qui accompagnait cette première démonstration avait été tel que le tir ne pouvait être précis, Wolan fut légèrement égratigné à l’épaule et Ava eut le pan de sa tunique transpercé; mais un troisième projectile avait, lui, bien trouvé son chemin et frappé en pleine poitrine Rann qui s’écroula avec un faible gémissement.
En voyant sa maîtresse s’effondrer à ses pieds, Ogounh poussa un cri de désespoir, une plainte semblable à celle d’un loup blessé à mort et qui s’acheva en un rugissement de rage incontrôlable. Arrachant de sa gaine le lourd pistolet thermique qui pendait à sa ceinture, il bondit en avant, pressa la détente, balayant avec une fureur aveugle le demi-cercle des agresseurs convergeant vers eux. Le faisceau torride crépita, enflammant au passage quelques buissons; les corps cueillis en pleine lancée les uns après les autres en foudroyante succession dégringolèrent impitoyablement fauchés par l’arc incandescent. Quelques-uns seulement réussirent à échapper à la mortelle colère du Heewigien, s’enfuirent éperdument vers l’abri de la forêt où le bruit de leur course s’éteignit bientôt. Dans la grande lumière de la prairie, tout redevint silencieux, seuls traînaient encore les lambeaux de fumée âcre que la brise dispersait...